NOSTALGIES DOLOISES
FLEURS DE FEMMES.
Une tranche de bonne vie… Je suis au Jardin Philippe,
au bord du Doubs, assis sur la première des sept marches en pierres noircies qui descendent vers l’eau. Une eau légèrement boueuse entraînée à vitesse moyenne par un courant subtile, fait de remous plats et de
tourbillons très artistiques. La bise souffle, ce matin.
10 h 10.
Je sors de Dole-Bureau où j’ai procédé au tirage des « Coulisses de la Rue » de Monique. J’ai acheté une petite tranche de jambon fumé à la boucherie –charcuterie Fouchard (juste
en face de Dole-Bureau) et je suis venu manger tout en regardant l’infatigable flot des voitures qui passent derrière la rive d’en face. Flots de ménagères se rendant à Mammouth ; flots de riverains montant au centre-ville.
Les lycéens, les lycéennes, croisés vers le Lycée Charles-Nodier
ont terminé leur semaine vers dix heures. Rien de changé depuis mon adolescence à moi (il y a plus de vingt ans). Les garçons, toujours entraîneurs, sont hâbleurs et catégoriques. Les filles, plus fleurs de femme
que jamais, maintiennent leur touche fille-femme que l’on peut déjà porter sur des couches de caresses avides. Avec quelque curiosité toutefois, tournées vers l’homme qui va bientôt commencer à balancer
entre deux âges ; une ou deux d’entre elles me regardent, évaluant ma démarche de jupitérien et mes moustaches à la Cavanna.
Si seulement ces petites fleurs de femme devaient ne rester toute leur vie que des petites fleurs de femme ! Je suis réellement féministe, lorsque je croise
des femmes vêtues comme des femmes ; des filles parées pour attirer et qui sous-entendent leur sensibilité jusque dans un battement de cils.
Samedi
4 Mars 1989 – Dole (Jura).
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NOSTALGIE SUR RAILS.
Les trains m’ont toujours fasciné. Ce matin, devant moi, trois citernes
de tailles et de formes différentes sont laquées par la pluie. Allant du blanc cru au blanc gris jauni, leurs flancs sont dûment numérotés, répertoriés, estampillés. La motrice, couleur d’azur délavé,
ronronne au ralenti. Les impulsions d’une bise légère dégagent de tout le convoi des odeurs mêlées de rouille, de fer mouillé, de graisse et d’huile froides.
7 h 13, le convoi chimique (liquides inflammables et poisons) quitte le quai 2 pour revenir en arrière sur une voie
de garage, depuis laquelle des transporteurs routiers prendront livraison des produits à convoyer jusqu’aux commanditaires. 7 h 20, six voies sont libres devant moi. Le ciel est gris, barré verticalement tous les trente
mètres par les poteaux métalliques ; striés horizontalement par des câbles électriques.
L’ai a toujours une odeur de fer froid mouillé. Mystérieusement, et deux à trois fois par quart d’heure, il me semble percevoir fugacement, chaude et nostalgique, l’odeur de
fumée de ces bonnes grosses locomotives à vapeur. Ces monstres placides. Ces chaudières roulantes chuintant, sifflant, soufflant, suant de partout. Ces « bêtes
humaines » d’un noir mat poussiéreux par temps sec ; d’un noir de jais luisant par temps pluvieux.
J’aime à me retrouver dans les vieux wagons traditionnels en voie de disparition. Prendre le Simplon pour aller à Dijon ou bien à Paris. Dole-Paris : 7 h 43 – 10
h 55 ! Un voyage posé, nostalgique, presque d’antan ; je dirais même révérencieux ! Ultime hommage à la gloire du premier volet de l’histoire de la SNCF.
Ce matin, je découvre, peiné, que le Simplon ne s’arrête plus en gare de la ville
natale de Louis Pasteur.
Mercredi 20 juin 1990 – Quai 2 de la gare de Dole – 7 h 30.
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MANÈGE D’ENFANTS.
Une cabane de bois en forme de toiture de chalet, avec une balançoire derrière ; quatre autres balançoires métalliques
à deux places, celles-ci au pied d’un arbre séculaire, soutenues par un même support, avec un écriteau « peinture fraîche » qui oscille sous le vent tiède. La peinture est d’un vert
moyen brillant. Derrière le tronc séculaire triple, une construction cubique formée d’échelles en tubes de fer rouge vermillon. Entre ces deux attractions, un petit toboggan. Beaucoup plus loin à gauche, un manège
tournant.
Pas d’enfants. Un peu triste tout cela. Mais vers treize
heures, soit un quart d’heure après ma prise en écriture, le manège de balançoires va et vient sous les cris de quatre petites filles avides d’émotions sportives. Après la balançoire, c’est
le toboggan qui est assailli. Puis la cabane de trappeurs reçoit la visite furtive et galopante d’une petite squaw à queue de cheval.
Bien au-delà de cette scène d’enfants explosive, les nuages moutonneux semblent s’être arrêtés. Je les comprends :
derrière eux…l’orage ! « Allez, nuages, rebroussez ciel ! » Je pense tout à coup à ce vers libre tracé au printemps 88 pour une petite fille. Alors, soudain je deviens triste.
La petite fille n’existe pas encore…
Mercredi 27 juin 1990 – Dole, Cours Saint-Mauris – 12 h 45.
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LIMITES ET MAGIE DES MOTS.
Pourquoi tant de paroles sans raison, qui claquent dans les rues de la ville ; qui tapinent, gouailleuses
sous les arrêts de bus et sous les porches, qui descendent le trottoir en frétillant, et le remontent à contre-courant ? Des paroles végétales ou poisseuses, ou saignantes comme le rouge des quartiers de bœuf, jetées
à la criée, sonnantes sur le plateau des balances en tôle patinée par le vent qui s’abat sur les marchés et touche à tout sans jamais rien payer ? Pourquoi tant de paroles qui croisent vainement le fer dans
les rues de la cité ?
Pourquoi tant de paroles pompeuses, didactiques
roulées dans la craie leucémique des tableaux ; brevetées par les postulats, les théorèmes et les équations ; des paroles guindées sous l’habit vert ?
Des paroles odorantes comme les grains d’encens qui grésillent en brûlant et s’élèvent dessous la voûte des esprits, menaçantes comme un prêche
qui tombe sur la tête des fidèles ; des paroles réconfortantes comme les promesses d’un Au-delà problématique ?
Pourquoi tant de paroles péremptoires qui veulent démontrer, convaincre, inquiéter, manipuler ?
Pourquoi tant de « je t’aime » factices, écrits, soulignés, raturés sur des papiers à
lettres de tout grain et de toute couleur ? Des « je t’aime » chuchotés dans la brume artificielle d’un slow lancinant au bal du samedi soir ? Des « je t’aime » dominateurs,
ordonnés comme par la voix tranchante d’un tribunal ? Des « je t’aime » calligraphiés au flanc d’une porte cochère à l’ombre du château de Madame La Comtesse, à l’époque
adamantine de la « Douceur de vivre » toute en rose et en loups noirs des soirées masquées qui ne reviendront jamais plus ? Des « je t’aime » pattes d’encre nubiles sur le mur d’un
préau de lycée. Pourquoi tant de « je t’aime » aussi pâles de conventions polies que ces « bonjour ! » matinaux encore plissés par la léthargie de la nuit ?
Ce ne sont pas les mots qu’on dits
Qui changent
la face des jours
Ce ne sont pas les mots d’amour
Qui détournent les tragédies
(Louis Aragon)
Les mots parlés, trop souvent stérile tintamarre, excuse des mous, des pleutres et des égoïstes qui
croient masquer en toute impunité leur indifférence envers la peine d’autrui. Il ne leur suffirait pourtant, à ces neutres, que d’un petit acte. Il ne leur suffirait que d’une démarche bénigne pour aider
celui qu’aspire la venelle du découragement. Mais voilà : il faut payer de son pas, d’un souffle de son temps, d’une buée de sa notoriété publique ; alors rien ne paraît plus convenable ni
de meilleur ton à moindres frais qu’une bonne parole, très digne mais enflée, sonore et tout à trac sur le zinc de la rue pour qu’elle soit gobée par le voisinage. Les paroles vaines sont des excuses qui giflent
l’indigent. Le silence, lui, cause moins de mal qui ne fait tournoyer devant les yeux les ailes de la promesse. Lorsqu’on ne peut rien contre le malheur d’autrui, il vaut mieux, il faut mieux choisir la pudeur de savoir se taire.
Pourtant il y a la magie, la fascination des mots écrits dans un regard et
qui sont bien trop forts, bien trop sublimes pour être normalisés, décatis entre les barreaux terre-à-terre de la parole. Les yeux qui parlent aux êtres qui ont suffisamment de sensibilité et les regards sont les yeux
du cœur. « Les yeux qui pensent au loin », « dans tes yeux qui vont si loin », « faire l’amour avec tes yeux » : autant de métaphores coutumières pour qui
surprend un jour le langage des yeux.
Une confrontation avec tes yeux m’apprendrait
plus sur toi que tout un arsenal de questions que je pourrais déployer. Et si – lasse et amusée – tu fermais les yeux, je continuerais à lire sur l’ombre de tes paupières. Je t’ai dit ne pas aimer poser de
questions. Je t’ai confié ma passion pour la neige. Et je fondrai avec la neige. Je deviendrai mousse, herbe tendre que ton pied foulera, distrait. Tes yeux, peut-être, parfois s’arrêteront un bref instant sur le sol, et leur
turquoise se ternira soudain forcée comme par une immense question. Puis tu repartiras en haussant les épaules. Complice avec la soie blonde et frisotante de tes cheveux, le soleil ravira ton visage.
Et moi je verdirai plus fort au souvenir de l’ombre de tes hanches.
Dole – 22 Octobre 1985 – CHG Louis-Pasteur.
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MON COUSIN
MIHAÏL
J’avais perdu mon identité en perdant mes forêts. Mais, brusquement je reprends mes forêts, mes forêts me reprennent. Et tout cela solennellement, avec grandeur,
magnificence ; puisque c’est la forêt de Chaux – 21 000 hectares en banlieue immédiate de Dole, ma ville natale – de tous ses rubis, de toutes ses fragrances, de tous ses murmures et de toutes ses orgues profondes qui m’accueille,
moi, le fils prodigue asphyxié par des préoccupations artificielles. En cet après-midi automnal très enluminé, la forêt me souffle d’épaisses odeurs cuivre frais à étendre sur tranche de pain.
Et même l’odeur d’un stère de charme coupé, laisse sous mes narines goulues comme un souffle de fournil.
Pour la première fois de ma vie, je fais un repas de forêt. Je goûte la forêt. Je mange la forêt. Sylvain fait un repas sylvestre. Mon âme reprend des forces.
Indispensable apport de la retraite. Que n’ai-je suivi mes inclinations d’adolescent !
J’aurais laissé des rames de pages ciselées, des liasses de poésie pure, des cahiers de musique intime.
J’ai préféré le tintamarre d’un miroir aux alouettes qui, du reste, ne m’a rien encore apporté de tangible.
Dieu fasse au moins que mes ambitions me transportent jusqu’au mont du Gutînul (près de Baia-Maré
en Roumanie, à 1500 mètres d’altitude !)
Pour
l’heure, en lisière de la ville natale de Louis Pasteur, je fais un repas forestier. Et ce n’est pas un repas de végétarien, des fumets équestres relevés me parviennent du Centre Poney Club…
Il y a bien évidemment de la musique traditionnelle : commentaires rauques
du corbeau de garde, et tout un échantillon bigarré de virtuosités d’oiseaux dont j’ignore les noms.
Avec un peu moins de paresse littéraire et un peu plus de retraites forestières militantes, je deviendrais l’Eminesco * dolois…
*Mihaïl Eminescu (1850-1889) né près de Botochani, poète lyrique roumain – Poésie
(1880)
Dole – 15 Octobre 1991.
(Extraits de
CAHIER DU JOUR – Journal – Tome 1er – 124 pages – Collection Florica – 4ème trimestre 1990 – Dole. (Epuisé).
Voir, sur le même site :
-Dijon, L’Éveil et
l’Envol (Côte d’Or)
-Vesontio (Besançon, Doubs)
-Louhans
(Saône-et-Loire)
-Saint-Jean-deLosne (Côte d’Or)
-Bercy, berceau de mon Paris.