UN NOËL AU VIN JAUNE
Ce soir-là, lorsque Pauvre-Vieux sortit de la forêt, la neige recommençait à tomber fine
et drue. Des petites pointes serrées lui piquaient les yeux, et pas moyen de les fermer deux secondes ; la route descendait sur Aiglepierre en virages verglacés. Des congères arrêtaient par endroits la progression du vélo
qui chassait dans les ornières. Pauvre-Vieux était contraint, ou de traîner les pieds pour rétablir l’équilibre, ou de marcher à côté du cycle dont l’éclairage vacillait dans la
nuit tombante. La bise soufflait, régulière et finissait par transpercer sa canadienne. Son visage buriné par mille intempéries se contactait sous les griffures du froid. La casquette enfoncée jusqu’aux oreilles
et les épaules voûtées, le vieil homme regagnait sans hâte une maison où personne ne l’attendait. Il avait parcouru le matin même les six kilomètres quotidiens, et ce soir il les refaisait en sens inverse.
Dans sa musette accrochée au guidon, des gamelles s’entrechoquaient. Bien que ce fût Noël, pour lui cette soirée s’annonçait semblable aux autres ; avec peut-être en plus un surcroît de fatigue et
un serrement au cœur.
A la
sortie d’Aiglepierre, Pauvre-Vieux rejoignit la départementale 195. La route d’Arbois n’en finissait pas de charrier ses voitures bourrées de gosses excités, de cadeaux et de victuailles. La chaussée dégagée
de sa neige dissoute par le sel, ne les contraignaient pas à ralentir, et c’est à bonne allure qu’elles happaient les kilomètres conduisant à Salins-les-Bains et aux Arssures. Aveuglé par les phares, Pauvre-Vieux
bougonna :
- Saloperies de bagnoles ; un jour elles me passeront sur le buffet !
Tassées sous une carapace grisâtre, les vieilles maisons de Marnoz, glacées comme des biscuits, faisaient la moue et se pelotonnaient les unes contre les autres. Tels
de gros moustiques muets emmitouflés d’hermine, les flocons qui s’étaient épaissis se détachaient sur le faisceau de lumière blanche des réverbères.
Pauvre-Vieux put enfin pédaler ferme. Il traversa Marnoz qu’il laissa sur sa gauche. Près de la Cartonnerie, la cascade de la Vache grondait dans le noir. La neige
avait cessé de tomber. Il descendit de vélo. Devant lui la route à demi-effacée grimpait le long du flanc de la colline. Assez rapidement le village rapetissait et l’on ne distinguait plus qu’un squelette blême
dessiné par les lampes de rues. Sur la droite, les rochers assombris par le crépuscule ressemblaient à un aigle sans tête, dont les ailes déployées maintenaient Pretin terré au fond de la vallée.
Et Pauvre-Vieux rêva d’enfants qui l’attendraient
sur le pas de sa porte ; des gosses réjouis qui lui sauteraient au cou, en frottant leur petit museau contre ses joues froides et rugueuses, et qui lui demanderaient :
-Grand-Père, qu’as-tu vu aujourd’hui dans la forêt ? Raconte ! Mais tu as la goutte au nez.
Le vieil homme passa un revers de manche sur son front. Là-bas, au-dessus de la grimpée, derrière le bosquet d’épicéas, le vent hurlait. Une vieille ferme désaffectée
et prêtée par commisération lui servait de logis. Pas d’électricité, un chauffage insuffisant. Les soirs où le pétrole manquait, il allumait des tronçons de chandelles humides. Lorsqu’une bourrasque
s’engouffrait dans la cheminée pour éteindre son mince feu de bois, il se couvrait les épaules avec un dessus de lit ajouré par les souris. Jamais le moindre geste de révolte. Les yeux secs il regardait ses jours glisser
vers la mort.
Chaque matin en ouvrant ses volets, il ne voyait que des tombes et les neuf cyprès qui masquaient l’église.
Le champ du repos entouré d’une murette s’étalait à une toise de sa fenêtre. Depuis quelques mois, Pauvre-Vieux rognait sur son salaire : tant pour le cercueil, tant pour les pompes funèbres, tant pour le
curé… A défaut d’avoir bien vécu, mourrons décemment !
Les croix verglacées qui dépassaient du mur sacralisaient le lent dépérissement du jour et du paysage. L’air et le froid avaient comme une odeur de suie. Pauvre-Vieux
amorça le dernier virage. Le souffle court et les jambes sciées par la montée, il fit un pas, deux pas, puis il s’arrêta, une main sur le cœur :
-Bon sang !
Sa cheminée fumait et des rais de lumière
jaillissaient des volets disjoints.
-Manquait plus que ça !
Il laissa tomber son vélo, s’élança en titubant sur les derniers vingt mètres qui le séparaient de la porte en plein bois jamais fermée à clef qu’il
ouvrit d’un coup de botte.
-Ça alors !
Il se cramponna au chambranle, tant sa pauvre carcasse tremblait d’émotion. Dans la petite cuisine basse aux murs plâtrés grossièrement, quelqu’un avait en son absence
dressé la table, y avait placé un candélabre de trois chandelles en cire jaune et disposé un véritable menu… Le feu allumé dans le poêle requinqué pour l’occasion crépitait comme jamais…
Dans un coin de la cuisine, une branche d’épicéa retenait une douzaine de papillotes multicolores.
-Qui est-ce
qui m’a apporté tout ça ?
La joie et la tendresse étouffées depuis des années remontèrent
dans sa poitrine. Une larme glissa sur sa joue ridée par la bise des forêts. En hâte il sortit un gros mouchoir froissé de sa poche.
-Je m’en vais quand même pas chialer ?...
Soudain il aperçut son verre, d’ailleurs
scintillant de propreté :
-Tiens ! Je n’me suis pas encore mis à table qu’il est déjà
plein…Eh bin tant pis ! Fallait pas l’remplir !
Il en descendit une bonne lampée, puis deux,
puis trois :
-Hou ! C’est du Macvin. Il a un d’ces goûts de jaune !...Au moins cinq ans de bouteille !...En
plus ça vous donnerait de l’appétit ! A table !
Il ferma le poing, l’approcha de ses lèvres
pour simuler un clairon et sonna l’air de la soupe. Mais tout à coup un bruit inhabituel le fit se retourner. L’horloge comtoise, exactement à l’heure, dodelinait de son balancier de cuivre rose. Quelqu’un l’avait
graissée, astiquée, remontée et elle pontifiait là dans son coin, rengorgée comme une douairière.
-Elle
est belle, s’exclama Pauvre-Vieux. Elle a pas souvent marché. J’suis une vieille bête. Sûr qu’elle m’aurait engueulé, l’Estelle, si elle avait su que je maltraite sa pendule !
Sans plus tarder Pauvre-Vieux commença son réveillon. Un réveillon digne d’un Franc-Comtois : terrine de marcassin,
truite aux noisettes, coq au vin jaune, salade de laitue avec des petits cubes de gruyère, une énorme portion de vacherin du Mont d’Or, une pleine soupière de noix et, empilés sur une tôle à tarte, des losanges
de sablé de gaudes. Le vieil homme commença à manger en prenant soin d’en garder pour demain… La lumière rougeoyante des chandelles reluisait sur son crâne et dorait la couronne de ses cheveux gris. Le moindre
objet posé sur la table projetait son ombre démesurée sur le plâtre des murs. Une bonne odeur de chêne brûlé montait du poêle qui ronflait.
-C’est pas l’tout, mais ça donne soif…
Une bouteille
basse et crottée trônait au centre de la table.
-Qu’est-ce que c’est que cette chopine ? Tiens, elle
est déjà débouchée !
Il s’en empara.
-C’est un clavelin, ça serait quand même pas du…
Minutieusement
il gratta la bouteille culotée avec son canif.
Châ…teau…Cha…lon…dix…neuf…cent…qua…Quoi ?
1947 !
Il
leva les bras au ciel :
-Alors là, non, vous exagérez ! 1947, c’est de la folie !
D’un geste lent il ôta le bouchon ciré. Une senteur de noix s’éleva aussitôt du goulot.
-A ta santé Estelle !
Puis, se ravisant :
-Oh ! Pardon, ma petiote femme, c’est vrai que là où tu es…
****
Ah ! Pauvre-Vieux se souviendrait toujours de
ce vendredi de Juin 1936. Son père lui avait dit :
-Louis, cet après-midi je te donne quartier libre. Les foins
sont rentrés, prends du bon temps !
-Merci, p’pa ! Je vais en profiter pour aller voir la tante Adelphine.
-Tiens ! C’est une idée. Je compte sur elle pour la moisson, relance-la ! Eh !…Tu feras quand même la
bise à ta cousine…Elle te mangera pas…
-Peuh ! L’Estelle ? C’est une gamine…
Après un clin d’œil au père qui le regardait, le menton appuyé sur ses mains posées au bout du manche de
fourche ; le Louis avait amorcé les six kilomètres de grimpette menant à Saint-Nicolas-le-Haut.
Un vent chaud
gonflé de fenaison, les trois verres de Poulsard bus au repas de midi, la joie d’un peu de liberté ; il n’en fallait pas plus pour le griser. La cervelle échauffée par un sang trop riche, il beugla tout un répertoire
de chansons gaillardes qui intriguèrent un temps les vaches de la commune.
A la ferme des Deux-Chênes : pas de tante
Adelphine. Obstiné, le Louis s’escrimait à secouer le ticlet de la porte, lorsqu’une voix aiguë retentit dans la cuisine :
-Voilà, voilà, j’arrive, c’est pas la peine de démonter la serrure !
Une
jeune fille creva le seuil de la porte. Dieu ! La mignonne…De longs cheveux noirs, une frange sur le front et un petit nez si hardi ! Attisés par une lueur de provocation, ses yeux noisette pétillaient d’amusement. Le Louis
en était resté idiot. Il eut honte de son pantalon trop court qui lui donnait l’air de revenir d’une pêche aux grenouilles. Les poings sur les poches il bredouilla
-Tu…Vous êtes ma cousine Estelle ?
-Bien sûr,
nigaud ! Tu n’te rappelles plus de moi ? On s’est vus il y a trois ans pour la Saint-Michel avant que je parte chez ma tante d’Alsace jusqu’au mois dernier !...
La fille fusa d’un éclat de rire qui vous éclabousse de vie. Le Louis se souvenait bien de l’Estelle ; c’était à l’époque une gamine
de treize ans, toute plate et sale comme une soue à cochons. Sapristi, vingt noms le changement ! Il n’avait jamais estimé le temps nécessaire à une poitrine pour gonfler et diaboliser un corsage ! L’Estelle
savourait le trouble de son cousin. Elle mit ses mains derrière le dos, cambra plus les seins et soupira, faussement irritée :
-Tu as peur de moi ? Tu as peur de m’embrasser ? Tu as peur de me toucher ?
Electrisé par
cet appel inespéré, le Louis s’était jeté sur l’Estelle et la serrait, embrassant avec frénésie ses cheveux, son front lisse et parfumé, sa gorge, puis ses lèvres roses et sucrées.
Déjà ses mains flattaient les hanches solides et rondes sous la jupe. Affolé soudain par un frisson qui aiguillonnaient ses reins, il haleta :
-L’oncle, où il est ?
-Aux foins jusqu’à ce soir ?
-La tante ?
-Aussi !
Alors viens !
La
chambre de l’Estelle sentait bon le narcisse. Un gros bouquet débordait de la table de nuit. Mais le Louis ne vit rien d’autre qu’un corps chaud et tendu qu’il fit longtemps gémir de plaisir.
Ces retrouvailles goulues dans la même intimité vorace se renouvelèrent
tant que la fille devint grosse. L’oncle des Deux-Chênes le prit fort mal. On rencontre souvent à la campagne cette sorte d’orgueil ridicule car il ne repose sur rien de justifiable. Rien ; ou presque. Un jour le chef de famille
s’aperçoit qu’il possède dix vaches de plus que les voisins, ou cinquante ares de vigne de plus ; et la fierté lui tombe dessus telle une maladie mentale :
-Mes gars, vous pouvez vous redresser ! Vous les filles, pas question de causer avec les commis, on ne mélange pas les torchons avec les serviettes !
Ce principe humanitaire des emblavures, l’oncle Sosthène l’asséna au Louis quand il vint demander la main de l’Estelle.
-…mais je suis bien obligé de t’accorder, ma gueuse, sacré corniaud, après ce que vous avez fait ensemble !
-Ecoutez, l’oncle, je suis d’la terre moi aussi…
-Ah ! Parlons-en. Si ton va-nu-pieds de père n’avait pas épousé ma sœur, il aurait pas grand-chose aujourd’hui. T’es un fils de moins que rien !
Fouaillé par l’insulte, le Louis répliqua en montrant le poing :
-Vous n’êtes rien qu’un crapaud de bénitier qui rince la dalle aux curés et qui crache sur l’Evangile !
-Insolent ! Je vais t’en donner du crapaud de bénitier, moi !
L’oncle Sosthène se rua sur son neveu et lui donna des coups de sabots dans les jambes. Puis, saisissant sa fille par les cheveux, il la jeta dans la cour d’une bourrade qui l’envoya heurter l’auge
en pierre.
-Tiens, va la ramasser ta traînée et fiche-moi l’camp avec ; je ne veux plus vous voir sous mon
toit !
Lorsqu’elle parvint à se relever, l’Estelle hurlait de douleur, les mains plaquées contre son
ventre meurtri. Le soir même elle accouchait prématurément d’un enfant mort-né. A partir de ce jour sa raison chancela peu à peu. Puis la guerre survint. La ferme du Louis fut détruite par un incendie. Enfin,
une matinée de Juin 1942 on repêcha le corps de l’Estelle d’un étang voisin. Elle venait d’avoir vingt-deux ans.
*******
A la Libération,
le Louis rentra dans un village où il ne retrouva plus, ni femme, ni maison, ni travail. Malgré les supplications de son père vivant comme un clochard, il s’enfuit du canton et s’embaucha dans le département voisin comme
ouvrier forestier sur les bois du Défend, une forêt située aux environs d’Aiglepierre. Toujours éclaircir les taillis, défricher, entretenir les laies d’exploitation, faucher les accrus des fossés ;
le Louis ne sentait plus ses bras endoloris par le faucard et le croissant. Il apprit à connaître la forêt sous son aspect tangible, terre-à-terre. Foin de la poésie ! Il s’agissait d’empoigner la faux,
de bien la tenir et d’attaquer au ras du sol. Les ronces et les baguettes de noisetier étaient roides le long des fossés.
Des
années de travail pénible avaient fait de lui un tâcheron sans amour et sans joie. Être un gueux, ce n’est pas tant s’éreinter sur la terre des autres ; être un gueux, c’est rentrer le soir dans
une maison trop silencieuse avec des idées de suicide. Etre un gueux, c’est se sustenter du même plat inlassablement réchauffé, alors que chez les voisins l’on devine des bruits d’assiettes et de bouteilles, des
voix de femmes heureuses, des cris d’enfants…
Aigri par la solitude, le Louis n’adressa plus la parole aux gens du
village. Ces derniers, au fil des ans, ne dirent plus que « Pauvre-Vieux » en parlant de lui. Quand arriva l’âge de la retraite, le propriétaire du Défend lui proposa de continuer à l’employer,
moyennant un salaire inférieur aux précédents :
-Vous comprenez, à votre âge vous ne
pouvez plus faire le travail d’un jeune…
Pauvre-Vieux accepta.
*******
-Quand même : pour une surprise, c’est une surprise ! Je me demande qui a bien pu me jouer un bon tour pareil ? Allez ! Encore un p’tit verre !
Pauvre vieux ne s’était pas aperçu que de petits verres en petits verres le clavelin s’était vidé. Il fut
étonné de n’en voir plus sortir qu’une dernière goutte.
-J’ai déjà bu tout ça ?...
Bin dis donc, sacré pied de vigne !
Soudain l’horloge se mit en branle, mais cette fois-ci d’un tintement
clair et décidé. Pauvre-Vieux sursauta :
-La demie de dix heures ? Oh ! Mais j’ai pas envie d’aller
me coucher !
Puis, les sourcils foncés, se creusant la tête soudainement à la recherche de quelque chose
dont il avait du mal à se souvenir ; quelque chose forcément du bon temps passé depuis longtemps :
-Ça
y est ! J’m’en vais aller à la messe de Minuit, elle est dite à onze heures cette année ! Oui, parfaitement !
Il se leva de table.
-Tiens, mais voilà que l’plancher s’enfonce… Oh ! Tu veux que
j’te dise, vieux, t’es pas loin bourré !
Avec l’appréhension d’un qui n’a pas le
pied marin, il se hasarda vers sa chambre. S’ensuivirent : longue plainte de porte d’armoire, dégringolade de godasses sur le plancher et assortiment de jurons adaptés à la circonstance :
-Bordel de zouave, l’avoù qu’il est ce falzar ?
Très échauffé, Pauvre-Vieux ressortit de la pièce, satisfait de son costume marron. Bien sûr, il y avait cette odeur de naphtaline à vous momifier une mite à quinze pas, et
puis, çà et là sur les manches de la veste en velours, deux ou trois grignotis de rats somme toute pas fort respectueux de la garde-robe d’autrui.
Lorsqu’il se retrouva dehors, les fidèles montaient du village. Des voitures aux toits recouverts de neige stationnaient
jusque devant sa porte. L’harmonium attaquait déjà son entrée et une bonne joie s’épanouissait en accords paisibles.
Pauvre-Vieux aspira de longues bouffées d’air glacé. Son costume le serrait d’un peu partout et la rougeur de sa trogne n’avait rien à envier aux Commandeurs des Nobles Vins du Jura et Gruyère
de Comté surpris en plein chapitre ! Avant de se diriger vers l’église, il hésita entre deux itinéraires possibles. Ou bien descendre le chemin et gravir les dix-huit marches menant au portail, ou bien… Eh !
Oui : escalader le mur du cimetière ; même pas quatre-vingt de haut. Il opta pour cette solution qui, compte tenu de son état, ne fut pas d’une sagesse de Templier à jeun. Car c’était mésestimer
ce foutu sucre glace qui recouvrait la pierre. L’assise sur le fait du mur fut facile, quoique d’un lyrisme douteux, mais l’atterrissage surpassa de haut les pitreries du cirque Pinder : Pauvre-Vieux, comme tiré par un bras satanique
sortit de la terre du cimetière, retomba, dans un bruit de verre cassé, du côté d’où il était monté, et chut misérablement sur une tombe, une énorme couronne mortuaire verglacée entre
les jambes…
-Si c’est pas une honte de faire le clown dans un endroit pareil ! Allez, lève-te ivrogne !
Je parie que tu as réveillé le locataire…
Puis, à l’adresse du mort :
-Eh !– Oh ! Rien de cassé ?
Pas de réponse. Béat, Pauvre-Vieux jugeant l’incident clos se releva, épousseta son pantalon à l’aide d’un bouquet de fleurs artificielles, dispersa les débris de vase et s’en fut
au hasard vers le fond du cimetière, avec sur les lèvres un petit air sournoisement « salle de garde ».
Les
cloches n’en finissaient pas de sonner lorsqu’il trouva la sortie du cimetière. Restait trois marches à descendre.
-Surtout,
attention corniaud, casse-toi pas la gueule ici on va se foutre de toi !
Les paroissiens qui discutaient près du porche furent renversés de voir Pauvre-Vieux pénétrer dans l’église ; un Pauvre-Vieux inhabituel ; sans casquette, avec un
crâne pointu et des petits yeux rieurs. On entendit des voix annonçant en écho :
-C’est le Louis Meunier !
C’est le Louis Meunier !...
Depuis trente ans personne ne l’appelait plus par son nom. L’un des fidèles
lui demanda :
-Alors, on a bien réveillonné ?
Des sourires entendus l’intriguèrent.
-Eh bien ! Pensa-t-il
les yeux malicieux, ils y seraient pour quelque chose dans la surprise que ça ne m’étonnerait pas…
D’instinct
la foule s’écarta. Le Louis retrouva sa place ; le tout premier banc à gauche en face du lutrin. Il n’avait pas remis les pieds dans une église depuis une bonne quarantaine d’années. Mais, avant la messe dès
que le Louis Meunier était apparu, un paroissien courut prévenir le célébrant de cette apparition. Pressantant une surprise, il apporta un amendement au déroulement de la Messe.
A part des « ma foi oui ! » hors de propos, il se tint à peu près correctement durant la Messe. Le célébrant était
ce curé blond bas sur pattes qui officiait jadis à Saint-Nicolas-le-Haut. Il portait maintenant des moustaches grises.
-Ah !
T’as vieilli aussi petiot nabot, pensa le Louis.
Mais
soudain, juste avant minuit, tout le monde s’assit. Seul le Louis Meunier demeura debout, beaucoup trop ému par la grâce de Noël qui, décidément, n’en finissait pas de lui flamber le chef. Inquiété
par des toussotements opiniâtres qui s’élevaient autour de lui, il se retourna, ahuri ; des têtes l’encourageaient d’un coup de menton, mais à quoi ?
Confondant Nativité et Pentecôte dans un même élan de mansuétude, le Saint-Esprit souffla sur le crâne du vieil homme et il comprit enfin. De sa voix un peu fausse
et éraillée – car il n’avait plus l’habitude – il entonna et chanta tout du long le Minuit Chrétiens, comme avant, comme par les temps très lointains où, à cause de sa belle et forte
voix, cet office de chanter le Minuit Chrétiens lui était dévolu, ici mais bien ailleurs aussi tant sa réputation était régionale. Réputation que les plus vieux paroissiens de ce soir n’avaient
pas oubliée…
Mais il entonna et chanta tout du long cette fois-ci un Minuit Chrétiens dans un tempo passablement
progressiste, en répandant autour de lui une forte exhalaison de fût débondé…
C’est ainsi que
très longtemps après, dans le pays l’on reparla de ce Minuit Chrétiens au Vin jaune !
Malgré certains noms de lieux réels, cette histoire et ses personnages appartiennent à la fiction.
Cette nouvelle est parue en Janvier 1979 dans l’Almanach du Pays Comtois, Editions REPP de Lure (Haute-Saône).