La Jeune fille sur le Seuil
Rêver : pourquoi ? Pourquoi ? Pense Lise, candide.
Un sel adamantin fige les peupliers.
Les marches du perron parcheminées
de rides
Congédient Février et ses cariatides :
Le froid, le vent, les nuits aux voilures givrées.
Peut-être, un jour l’hiver jettera sa livrée ?
Enfin, pourquoi rêver ? Il faut vivre au présent,
S’éclore le matin avec pour seul vouloir
La journée
s’étirant. Qui peut dire vraiment
Ce qui va se passer dans trois ans, dans un an
Et même dans un mois ? Je ne veux pas savoir.
Oui, pourquoi invoquer l’avenir illusoire ?
L’escalier ancestral porte comme en triomphe
L’adolescente aux joues truitées d’auburn et fraîches,
Ses
quinze années en fleurs sur sa tête qui ont *
Filé le diadème de nattes d’un ton
Feuille d’automne roux et qu’envieuses lèchent
L’haleine aigre de l’aube et ses froides flammèches.
Le clocher laisse choir ses neuf heures tremblantes.
Le temps inquisiteur la met au pied du mur,
En capeline mauve Lise est frémissante.
Sur sa bouche blêmit un rictus de mendiante,
Ballerine en sabots, nymphe perverse et pure,
Elle jouera les sphinx
avec désinvolture
Mais elle restera la
petite indécise,
En jean ce soir, demain en robe hamiltonienne.
Redoutable parfois, d’absolu très éprise.
Entre un passé sous cloche, un avenir de crise.
Mobile de Calder, capricieuse éolienne,
Elle est piéta, Lorette
ou reine ou bohémienne.
Alléchée
par la sente aux fragrances d’ivresse
Où comme une rosée perle la liberté ;
Courtisée aussi par la nostalgique laisse
D’un quotidien rétro tout ganté de sagesse ;
Elle hésite ou alors, immolant sa poupée,
La chambre
conjugale floue sa destinée.
Qu’importe !
C’est demain. La minute qui passe
-Entre l’ondulation des cent peurs étudiantes :
Examens avortés, redoublements de classe-
Accueillera l’amour, sa science qui enlace.
Fi ! Du maintien dévot des refoulées pédantes :
Magnifié le premier amour est d'âme ardente.
Aphrodite curieuse mais jamais vénale,
Elle s’entrouvrira comme l’avide hélianthe
Qui capte sa lumière aurifiant ses pétales.
Elle quête en l’amour
un protecteur étale
Mais sachant l’éblouir d’extases violentes.
Pour la carte du Tendre elle s’inscrit partante.
Sa cavale bafoue les écuries d’hier
De ce prince charmant, guindé, seigneur et maître.
Haro sur les idées reçues, les vieux critères !
Qu’il soit
mal habillé, au charme de misère,
Que la langue gourmée des gens braves et bêtes
Ride sa renommée et macule ses guêtres,
L’élu des temps nouveaux devra être avant tout
Un compagnon de route, un guide et davantage.
Au musée le pacha, ses rênes, ses licous !
Le
guignol imbu de sa primauté tabou
Est vite déchu par la voix qui, sans ambages,
Dit « nous ferons ensemble, et vaisselle, et ménage ! »
Ah oui ! Pourquoi rêver et qu’est-ce qu’un projet ?
Une jonquille d’or chiffonnée par le gel ;
La corde qui se rompt sous le mauvais archet ;
La frêle embarcation naviguant sans agrès,
Et l’espoir qui fait vivre a
perdu de son sel.
O ! Bonheur entrevu, arrête ta nacelle !
L’horizon est bouché. Où mènent tes études ?
Violence, pollution et partout injustices ;
Les craintes d’un conflit que personne n’élude.
Pour les quinze à vingt ans les falaises sont rudes,
Comme
toile de fond, comme concrets auspices,
La sinistrose des surlendemains se tisse.
Sur les lèvres de Lise un sourire enchanteur
Chasse l’essaim de doutes piquetant son front.
Aujourd’hui Mardi Gras, ses masques de douceurs
Prestement collectés par les gamins frondeurs,
Ses razzias de grenier, trésors
de cotillons,
Ses odeurs de beignets dorant dans les poêlons ;
Aujourd’hui Mardi Gras lâchera dans les rues
L’insouciance grimée de l’enfance en goguette.
Lise, retrouve-la cette fougue ingénue,
Fringale d’avenir que l’on croyait repue !
Tout le monde t’attend,
ne reste pas seulette,
O ! Troublant chaperon, tire la chevillette !
Clochette de muguet exhalant, cristalline,
Pour l’amoureux des bois tes effluves de sève ;
Mois de Mai qui prodigue une haleine câline ;
Sur l’alpage émeraude, un concert de clarines ;
Au bal du samedi, pourvoyeuse
de rêves ;
Douce-amère parfois, mais toujours fille d’Eve :
A quoi me serviraient l’eau de l’étang opale,
La trace d’un oiseau, fine et calligraphiée,
Mes marraines forêts dont je suis le féal,
Le mouvement d’écluse attisant le canal,
Le soleil brisé sur les toits
enluminés,
S’il n’y avait tes yeux pour me les expliquer ?
Quel goût aurait le jour, sinon un goût de cendre,
S’il n’y avait ta bouche oxygénant les heures,
Son souffle si mutin et si vert, pour épandre
Des arômes amènes, futés qui engendrent
Une auréole
chaude, une aura de douceur,
Transformant l’instant gris en hâle de bonheur ?
A quoi me serviraient toutes ces pages blanches
Où mes doigts esseulés impriment leurs écrits ;
S’il n’y avait ta joue curieuse qui s’y penche,
S’il n’y avait parfois les ombres de tes hanches,
Pour
creuser dans mon texte des sillons d’envie
Et pour fondre d’un coup les affres de mes nuits ?
Fille, nymphe ou bien femme, écoute-moi chanter !
Je suis un romantique et un sentimental
Que l’actualité a souvent dévoyé.
Je le redis encor : je suis là des bordées,
Je
n’avais plus le temps d’être ton doux vassal,
Désormais je ne veux que toi pour idéal.
Tu es le renouveau, l’aliment de mes yeux,
Oh ! Quel voile les noie, si, ne fut-ce qu’un jour,
Ils n’ont pu s’abreuver
à tes regards fougueux,
Ni poursuivre, galants, tes gestes langoureux !
Ils sont tendus vers toi, moirés de chaud velours,
Au seuil de l’avenir, de la vie, de l’amour…
*enjambement de la rime.
(Printemps 1981)