INTERVIEW
-Fabienne Landois : Comment ressentez-vous la création poétique ?
-Pierre Seghers : la création poétique vue par le créateur, est une chose ; la création de
poésie vue par le consommateur de poésie, par l’ami de la poésie, c’est différent. Pour un créateur de poésie, la création poétique vient, à mon sens, du plus profond de l’homme,
du plus mystérieux chant secret qu’il porte en lui et qu’on ne commande pas. Il y a des périodes favorables et même, lorsqu’on est dans un moment faste, on écrit et l’on change cette sorte de mystère
intérieur qui vous fait dire des choses que vous ne supposiez souvent pas car la poésie n’est pas préméditée. Elle n’est pas voulue. Elle vient ou elle ne vient pas, mais elle est une sorte d’entente tout
à fait secrète qui se développe, entre un homme qui parfois a des mouvements de création poétique et parfois n’en a pas.
-F.L. : Comment concevez-vous les relations entre les poètes et les autres créateurs ?
-P.S. : On entre là dans une société très particulière. Il existe le plus souvent d’excellents rapports entre tous les créateurs, car ce sont des artistes. Les
artistes sont des êtres désintéressés. Ils sont aussi bien désintéressés pour leurs propres textes que pour ceux des autres, et n’envisagent pas du tout une question de notoriété, de profit
littéraire quelconque. Ce n’est pas ça, pour eux. Avec la poésie, c’est beaucoup plus profond. La poésie est un peu, je ne dirai pas comme une prière, mais comme une plongée en quelque lieu inattendu parfois,
qu’on respecte et qu’on traite avec le plus grand désintéressement. Désintéressement matériel, désintéressement de sa propre littérature. Les rapports sont en général excellents
car tous les artistes sont orientés honnêtement vers la même réalisation ; c’est-à-dire mettre au jour parfois des mots, parfois des poèmes entiers qu’ils portent en eux et qui les délivrent.
Il y sourd une sorte d’incantation. Il ne faut jamais oublier que dans la poésie, à la base, depuis les Egyptiens et même avant, il y a l’incantation. C’est le chant, le chant secret essence de la poésie.
-F.L. : Qu’est-ce qui vous a conduit à créer la collection « Poètes d’aujourd’hui » ?
-P.S. : J’ai traversé toutes les époques depuis 1939 et j’ai pensé qu’il fallait dans
les périodes les plus difficiles de l’Histoire de notre Pays, il me fallait défendre avant tout la poésie. Il fallait la défendre par tous les moyens, il fallait qu’elle soit présente, il fallait qu’elle
dise que rien n’est perdu tout à fait. Alors, j’ai commencé par publier Aragon, Eluard et Max Jacob sous l’Occupation. Bien évidemment c’était défendu, nous l’avons fait quand même. Ensuite
j’ai compris que cette série de livres pouvait rendre service en faisant mieux connaître les poètes de l’époque, alors j’ai fondé la collection. Maintenant, il y a près de 300 numéros, c’est
vous dire si c’est un travail de longue haleine ! Je l’ai fait pour rendre service, pour faire connaître les poètes, pour les mettre à leur place, pour leur offrir – quand c’était le moment et que les
poèmes étaient bons – la possibilité d’être imprimés.
-F.L. : Avez-vous
constaté une baisse dans la qualité des manuscrits, ces dernières années ?
-P.S. :
Il y a toujours des périodes meilleures que d’autres, n’est-ce pas ? Il y a, non pas une baisse, mais une grande diversité si l’on considère en plus les poètes étrangers. J’ai publié des
poètes étrangers dans ma collection, et cela pourrait sous-entendre des baisses de tonus pour l’ensemble de la création poétique française. Pourtant, tel n’est pas le cas. Il y a une diversité, certes,
elle peut surprendre ; mais tous les poèmes que j’ai édités, s’ils n’avaient pas été bons, je ne les aurais pas retenus…
-F.L. : N’avez-vous pas publié que ce que vous aimiez et les auteurs que vous préfériez ?
-P.S. : En général, je choisis mes poètes. Avec eux j’ai une sorte de liaison, d’entente, je les comprends, mais j’ai consacré aussi
beaucoup d’ouvrages aux poètes qui ne sont pas particulièrement de ceux que je peux préférer et que je respecte le plus. Ce sont très souvent des étrangers. Je tenais à ce que le domaine étranger
soit toujours présent dans ma revue et dans mes publications ; c’est pour cela qu’il ne faut pas voir une baisse de qualité mais une diversité.
-F.L. : Selon vous, qu’est-ce qui fait véritablement le succès d’un livre, hormis « Apostrophes » ou une quelconque émission du genre ?
-P.S. : Vous savez, Apostrophes, je n’y vais pas parce que l’on ne m’invite pas…
-F.L. : Et pourquoi ne vous invite-t-on pas ?
-P.S. Alors là, je ne sais pas. Il faut demander à monsieur Pivot.
-F.L. :
Que souhaitez-vous pour le futur en ce qui concerne la poésie et votre revue « Poésie 87 » ?
-P.S. :
Je souhaite que cela continue, tout simplement. Actuellement, « Poésie 87 » est diffusée dans très peu de librairies. Malheureusement, les libraires sont surchargés de frais, de dépenses et
cela occasionne tout un système de comptabilité, alors petit à petit je ne garde que les grands, les meilleurs, les quelques 50 ou 100 libraires qui sont vraiment intéressés. Les autres, ce n’est pas la peine
de surcharger leurs rayons puisqu’ils ne sont pas intéressés.
-F.L. : Les années de guerre
et d’Occupation, comment les avez-vous vécues ?
-P.S. : Je les ai vécues dans l’opposition
puisque j’étais un opposant. J’ai vécu pour tenir vraiment la poésie debout et pour que les poètes ne se découragent pas. Il y avait beaucoup à faire et il y a toujours autant à faire.
-F.L. : Votre emploi du temps est-il toujours aussi chargé ?
-P.S. : Je travaille de 7h du matin à Midi et en général de 15h à 20h. Je travaille beaucoup mais ça me plaît. Je dis que l’homme – l’artisan,
car je suis un artisan – qui a retrouvé son travail même avec les moments physiques difficiles que je traverse, cet homme est sauvé.
-F.L. : Que pensez-vous des prix littéraires ?
-P.S : Je n’en
pense que des généralités. Les prix littéraires, ça fait toujours plaisir, ça peut même rendre service aux auteurs lorsqu’ils touchent un peu d’argent, ce qui est très normal. C’est tout
à fait régulier, alors je ne pense pas de mal des prix littéraires, j’en penserais même plutôt du bien. C’est une distinction et si c’est équitablement distribué, ça contribue à
encourager les poètes, les écrivains. Je ne suis pas contre du tout.
-F.L. : Dans les bibliothèques
et les lieux publics, les livres de poésie sont très rares. Que pensez-vous de ce phénomène ?
-P.S. :
La poésie n’est peut-être pas suffisamment connue par la majorité des lecteurs, mais il y a des amateurs de poésie comme il y a des amateurs de thé en Chine ! Je veux dire qu’il y a de vrais amateurs de poésie
qui sont des amis de la poésie, des amoureux de la poésie. « Amateur » veut dire « qui aime ». Il y en a qui aiment la poésie, la preuve, c’est que nous subsistons grâce aux abonnements
fidèles.
-F.L. : Y a-t’il un poème ou un livre en particulier dont vous auriez ait mes mé
âtre l’auteur ?
-P.S. : Je suis très content d’avoir écrit mes poèmes !
-F.L. : Parlez-moi du « Temps des Merveilles » !
-P.S. : « Le Temps des Merveilles » est un recueil qui m’a été demandé par Robert Laffont. Il m’a
conseillé de rassembler mes poèmes afin de les publier. Maintenant, « Le Temps des Merveilles » c’est dépassé. J’ai d’autres nouveaux livres qui ont été publiés.
Je ne fais pas de bruit.
-F.L. : Finalement pour vous, qu’est-ce que la poésie ?
-P.S. : C’est l’essentiel !
Propos recueillis par Fabienne Landois.
Paris, 21 Octobre 1987.
Parus dans le N°21 de FLORICA (Décembre 1987).
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