LA SEULE RICHESSE
-Tenez, Mademoiselle, voici les clefs ! Maître
Dumage m’a prévenue. Vous passerez par la porte qui donne derrière le chœur. A cette heure-ci, dans une ville comme Dijon – et en plein été - il ne serait pas prudent d’ouvrir le portail, on pourrait vous
suivre ; un rodeur se glisserait facilement derrière vous à votre insu. Ils sont filous ces professionnels de la cloche locale…
-Oui, merci, Madame !
Bien disponible, la bonne du
presbytère, mais quelle pipelette bien accordée au mauvais diapason, elle ! Il vaut mieux lui couper le sifflet, sinon bonjour la revue des potins pas pieux !
En regardant s’éclipser la jeune fille, la canonique demoiselle extravertie se demande pourquoi une adolescente aussi jolie éprouve
le besoin de s’enfermer dans une église malgré un si tentant soir de Juillet.
Lorsqu’elle aborde les marches qui descendent au chevet de l’église, Anne-Sophie se sent épiée. Déjà tout à l’heure, le long du boulevard Thiers, combien n’a-t-elle pas
croisé de regards convoiteurs ! Le cœur de plus d’un homme a dû bondir à l’apparition de cette grâce bourguignonne aux cheveux châtain, mi longs un peu frisés. Cette presque encore adolescente,
vêtue d’un pantalon rouge dernière mode et d’un corsage blanc moulant des seins au galbe affriolant, avec des yeux de grâce latine pénétrants qui vous remuent ; on ne l’oublie pas de sitôt. Mais
là, dans une église déserte et proche de la nuit, quelle entité pourrait la lutiner ?
La porte du chœur refermée sur elle, Anne-Sophie retrouve cet édifice construit avant la dernière guerre dans un style néo-byzantin dépaysant, au bas duquel flottent encore des
relents de lis fanés et d’encens refroidi. Elle avance à pas fermes sur les dalles de marbre clair, en serrant sous son bras un très large livre. Tout en haut de la tribune de l’orgue, les tuyaux de façade (la Montre)
tapis dans une prime obscurité dressent deux palissades qui se rapetissent et se rapprochent de la rosace embrasée de mauve par les feux du couchant. Anne-Sophie s’arrête soudain et pour la première fois elle dévisage
cet instrument hors du commun, gigantesque oiseau d’argent qui semble attendre la nuit. On dirait qu’au moindre bruit, au moindre son qui ne viendrait pas de lui, brusque il va surgir de sa léthargie, basculer par-dessus la balustrade de
fer forgé et, vent de tempête métallique, fondre sur le chœur de l’église qui l’attend loin devant lui. La jeune fille se sent mal à l’aise. Chaque minute crépusculaire introduit de nouvelles
ombres qui semblent se faufiler entre les colonnes de stuc, ainsi que pour y reprendre –paroissiennes de fiction – leurs places au chœur de nocturnes maléfiques.
Mais l’orgue a disparu d’un coup. Là-bas, dans l’une des chapelles au fond de la nef latérale, une lueur jaune vacille.
Anne-Sophie tente de retenir sa respiration, après une dizaine de pas elle entend son cœur cogner dans sa poitrine qui se soulève et s’abaisse avec une cadence irraisonnée : des lueurs, il y en a quatre ! Elle laisse
tomber son livre, pousse un cri d’enfant terrorisée, se met à courir en direction de la tribune ; la porte est demeurée ouverte, l’escalier en colimaçon aspire la jeune fille dans son tourbillon de manège
éreintant ; encore une porte, quelques mètres, un fracas de chaises renversées : enfin l’interrupteur de l’orgue qu’elle actionne rageusement.
La lumière crue jaillit du néon de la console. La soufflerie se déploie avec des craquements de bois sec et une plainte
aiguë qui s’estompe peu à peu. Anne-Sophie éprouve le besoin soudain de faire du bruit… Cette pensée saugrenue dessine un demi-sourire sur ses lèvres contractées : un musicien n’a rien à
voir avec le bruit ; en musique il n’est question que de sons mariés d’une manière plus ou moins géniale. Le bruit dérange, mais la musique imprègne.
Tirant les principaux registres, mixtures et anches comprises, elle improvise un grand plein-jeu qui envahit l’église d’une
légion de forces sonores étincelantes. L’édifice semble alors vibrer de toutes ses voûtes, de toutes ses colonnes, de toutes ses pierres. A la dernière mesure, la jeune fille se sent apaisée. L’orgue est
vraiment son ami le plus puissant, le seul qui ne la trahira jamais et qui lui réserve à chaque rencontre des surprises et des émotions sans cesse renouvelées.
Tout en frottant ses yeux rougis d’un revers de main, elle se souvient de sa partition restée en bas sur les dalles. Elle ne pourra
pas travailler la leçon de maître Dumage. Avec le souvenir de ce livre abandonné, d’un coup il lui revient à l’esprit la cause de sa peur un instant refoulée. Mais la tribune est un véritable royaume pour
Anne-Sophie, et c’est soulagée de la moindre appréhension qu’elle s’approche de la balustrade. Sans hésiter elle se penche dans le vide et son regard plonge directement vers la droite, dans la dernière chapelle
de la nef latérale La jeune organiste sent la croix d’or de sa chaîne se balancer et tinter contre le fer forgé de la rambarde ; une petite croix qui d’ordinaire calfeutrée entre ses seins perçoit leurs frissons.
Le cercueil est bien évidemment toujours là, recouvert d’un drap
violet. Aucune fleur, aucune couronne ; pas même une chaise pour accueillir un éventuel visiteur. Les cierges ont déjà servi pour une autre bière et fument un peu. Dans cette caisse de sapin devant laquelle personne ne
s’est arrêté, on a dû boucler l’indigent trouvé mort d’un infarctus sur un banc du Jardin de l’Arquebuse. Le sort ne l’aura pas séparé de la seule compagne traînée de bistrots
en squares, de commissariats en parvis d’église ; une compagne cruellement fidèle qui l’a même suivi jusqu’entre ces quatre planches et qui colle à son linceul : la solitude.
Anne-Sophie ressent une tendresse jamais perçue dans son cœur nubile. Elle imagine les derniers
instants de ce pauvre vieux. Lentement, elle sélectionne de nouveaux registres à la console de l’orgue.
Des accords répétés et soutenus par le martèlement feutré d’une basse apaisante naissent alors sous ses doigts ; des accords presque sourds écrits dans un mode mineur
et qui annoncent quelque chose. Comme une voix de jeune choriste, un récit joué sur le cromorne du deuxième clavier s’élève dans la voûte de cette nuit de Juillet, par demi-tons ascendants et supplient :
« Erbarm dich mein, O Herre Gott! » (Aie pitié de moi, Seigneur Dieu !)
Un bourgeon s’est entrouvert délicatement et l’un des plus sublimes chorals de Jean-Sébastien Bach s’épanouit. Anne-Sophie a fermé les yeux, et deux gouttes adamantines
roulent sur ses joues, glissant vers l’encolure de son corsage.
Demain
matin, en venant au Sacré-Cœur chercher cette bière en apparence oubliée de tous ; les croque-morts ne se douteront pas que le clochard dont ils enlèvent le cercueil à la hâte, emporte outre-tombe la seule
richesse qui lui fut donnée sur la terre : quelques larmes d’une jeune fille et la plus belle des roses que, pour lui, elle a fait éclore entre ses doigts.
Dijon, La Maladière, 13 Juillet 1974.
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